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  • Le Poisson Volant

La plume et le revolver


Lucide folie, 2018

« Au début des années 1920 au Portugal, Maria Adelaide, s’enfuit avec son chauffeur, plus jeune que son fils. Étoile éblouissante de l’élite mondaine lisboète, riche héritière de l’incontournable Diário de Notícias, épouse dévouée, et mère adorée, Maria Adelaide vient de commettre l’irréparable. C’est un scandale. Ou peut-être pas : son mari s’empresse d’acheter un diagnostic de folie pour étouffer entre les murs sinistres d’un asile toute rumeur d’adultère. »

La plume et le revolver

En 1918, à Maria Adelaide Coelho da Cunha s’enfuit avec son chauffeur, plus jeune que son fils. Il n’existe rien de plus fantastique, de plus extraordinaire que la réalité. Car c’est une histoire vraie. Incroyable, peut-être, même encore aujourd’hui, et choquante, assurément à l’époque, mais vraie. Aussi vraie que la haine carnassière de son mari, l’amour tendre de l’amant, et la foi indéfectible de Maria Adelaide en son innocence.

Une fin heureuse ? Elle n’a pas dû y songer souvent ; et peut-être aurait-il d’abord fallu qu’elle entrevoie le bout du tunnel.

Scandale dans la haute société lisboète. Ni plus ni moins, n’ayons pas peur de le dire. En quittant son palais un beau soir de novembre 1918 pour aller vivre à la campagne avec celui qui avait été son employé, Maria Adelaide ne se doutait certainement pas de ce qui l’attendait. Miroir, mon beau miroir, les apparences ont volé en éclats, incrustant pour toujours son âme de bris de passé.

Tout au plus, cette femme délaissée et psychologiquement maltraitée s’attendait à de l’indifférence, peut-être un peu de colère de la part de sa brute de mari. Qu’à cela ne tienne, cette fois, elle serait hors de portée ; de ses non-coups et de ses silences dédaigneux.

Mais à trop vouloir jouer les épouses parfaites, ce n’est rien de dire qu’elle s’est tiré une balle dans le pied. Car pour les cercles dans lesquels le couple évoluait, la question ne se posait même pas. Quelle question, d’ailleurs ? Ils étaient heureux, point final. Ils irradiaient le bonheur et la joie de vivre, l’harmonie et la complicité, et leur tendre amour s’épanouissait dans leur passion commune pour les arts. Elle, épouse parfaite, mère dévouée et amphytrionne raffinée, était aussi dans leurs salons très prisés la muse épatante de son délicat poète de mari. Alors branle-bas de combat quand soudain elle disparaît ; un peu, disons, pour la forme, et puis l’évidence déchire les cœurs. Il n’y a qu’une seule raison qui puisse retenir cet ange loin de son foyer : elle a eu un accident, et elle est morte. Bien, c’est triste, mais c’est moralement convenable. Sauf que, bien sûr, elle est bel et bien vivante, que son mari éploré-énervé ne tarde pas à la retrouver, et que les choses vont sérieusement se compliquer.

Parce que mourir, c’est acceptable. Surtout quand on connaît la fortune de la dame. Mais tout abandonner de son plein gré, c’est criminel. C’est carrément la honte, pour lui. Et s’il ne voit rien à redire à la spolier de son héritage, il se rebiffe méchamment contre cet accroc à son prestige social.

Oui, parce que le bon et travailleur directeur du , pilier du journalisme portugais, n’en est pas l’héritier direct, en fait ; n’eût été sa chère et tendre épouse pour le lui offrir sur un plateau d’argent, il trimerait encore dans son coin. Mais bon, c’était comme ça. Alors voilà que succède aux avis de recherche désespérés une annonce pour le moins étonnante. Elle n’est pas morte, joie et bonheur, mais elle est malade. Comme c’est pratique. Sa disparition, qu’on avait d’abord jugée fatale, n’était en fait que le résultat malheureux d’une folie lucide liée à sa nature de femme. Elle est saine et sauve, si ce n’est dans sa tête, et l’honneur du mari reprend des couleurs.

Ça y est, les hostilités sont ouvertes, et ça va tirer dans tous les coins. Heureusement qu’il n’a pas eu la gâchette trop facile, sinon, on aurait raté une épopée fabuleuse. Il aurait pu ; à l’époque, rien de tel qu’une balle dans la tête de l’amant pour réaffirmer ses droits sur son épouse. En plus, ce n’était pas puni par la loi, et bien souvent le tireur était félicité pour son adresse à corriger une telle audace. Charmant.

Mais ici, les armes sont tout autres. Le holster a dû le démanger, c’est sûr, mais ce n’aurait pas été aussi dramatique, aussi spectaculaire que de se battre en duel et en place publique par journaux interposés. À quoi bon diriger un journal si ce n’est pas pour bourrer le mou de ses lecteurs ? Quand Maria Adelaide publie ses mémoires de l’asile, il répond avec son propre livre, essayant de démonter pitoyablement ses arguments indéboulonnables : elle est malade, alors c’est réglé d’avance. Il achète des témoignages d’amis, d’artistes, il se plaint, s’affiche en deuil de cet esprit si brillant qu’avait été sa magnifique épouse… Bref, c’est la téléréalité avant l’heure.

Et ce serait simplement pathétique si ça s’arrêtait là. Mais non bien sûr, car les faible ont un talent caché pour s’enfoncer dans le ridicule qu’ils creusent tous seuls. « Elle avait eu l’audace, le culot incroyable de prétendre au divorce ». Et c’est vrai, il aurait pu le lui accorder, mais ce n’était pas reluisant. Alors que se mettre les meilleurs psychiatres de Lisbonne dans la poche et envoyer sa femme croupir dans un asile pour étouffer l’adultère, ça c’est classe ! Sauf qu’il l’a reconnu lui-même : sa femme avait un esprit brillant. Et comment ! Il en faut des tripes pour s’évader d’un asile, pour clamer son innocence, seule et contre tous, pour se battre comme une lionne jusqu’à la fin, pour ne jamais plier, coûte que coûte, contre le patriarcat qui la piétinait, l’humiliait, et se débarrassait d’elle comme d’une vilaine tache sur un joli costume.

Incroyable de se dire qu’une science aussi balbutiante que la psychiatrie ait pu décider si radicalement de si nombreux destins ; enfin, il suffit d’y regarder d’un peu plus près : des femmes, des héritiers gênants… « Les asiles de fous accueillaient les accusés de crimes contre les bonnes mœurs, poubelles pour personnes dispensables et excédentaires, répondant à une gestion malveillante des fortunes privées ». Et on s’offusque des Borgia et des Médicis ! Rien de tel qu’une petite piqûre pour récupérer le magot. Le mari l’avait bien compris. Et il n’a pas hésité à salir les pages de son propre journal avec sa propagande vicieuse pour embourber ses lecteurs dans une tragédie privée devenue trop publique, et à légitimer par le poids de la foule ignorante ses bassesses malveillantes.

L’héritière du , c’était bel et bien elle. C’est elle qui a grandi entre les presses, dans l’odeur chaude de l’encre et du papier. Alors c’est elle, naturellement, du plus profond de son exil, qui a toujours manié la plume la plus acérée.

Aujourd’hui, les protagonistes sont morts, les mentalités ont un peu évolué, et quelques journalistes, Manuela Gonzaga en tête, se sont penché sur la question avec un regard neuf et des idées fraîches. Pas forcément pour faire amende honorable, mais au moins pour dépêtrer de la mélasse patriarcale cette femme merveilleuse qu’était Maria Adelaide. Exercice périlleux, car finalement aujourd’hui, qui sommes-nous pour juger ? Rencontrer la famille, les amis, faire le point objectif sur ce qu’était vraiment la psychiatrie, ne pas trop s’emporter contre le mari ou pour cette histoire d’amour si romanesque.

Elle était toute désignée, car Manuela Gonzaga sait parler des femmes ; elle sait fouiller le passé sans l’altérer, le briser ; elle sait l’importance du contexte, des faits. Bref, elle sait raconter.

Les œuvres de Manuela Gonzaga chez Le Poisson Volant

Isabelle de Portugal, l’Impératrice, 2014

« En 1526, Isabelle de Portugal, considérée comme l'une des plus belles femmes de son époque, part en Castille à la rencontre de Charles Quint, roi d'Hispanie et empereur du Saint empire romain germanique. A ses côtés, elle sera la femme la plus puissante de la chrétienté : elle a conquis le monde avec grâce, amour, et intelligence. Elle a affronté les grands de son temps, de François Ier à Soliman le Magnifique, à la force de l'esprit. Elle était assise sur le trône d'Espagne lorsque celui-ci baignait dans l'or des Indes et que son pays natal faisait la conquête du Brésil. »

Mozambique : pour que ma mère se souvienne, 2014

« Dans la jungle de ses souvenirs africains, Manuela Gonzaga tente de sauver une extraordinaire histoire d'amour pour l'Afrique et le Mozambique des affres de la maladie d'Alzheimer qui menacent la mémoire de sa mère. Avec la joie et la spontanéité de l'adolescente qu'elle était en arrivant là-bas, elle nous fait découvrir ce monde perdu, merveilleux et violent, qu'était l'Empire colonial portugais. »

Shéhérazade, la dernière nuit, 2015

« Roman initiatique et conte de fées tout à la fois, comme son héroïne, il est l'Un et le Tout. Chaque chapitre est une histoire, mythique, magique, drôle, ou triste, qui nous transporte ou ramène. Impossible de savoir si on est parti très loin ou resté tranquillement au point de départ. Chaque chapitre est une expérience, une vie, une pièce d'un puzzle; et dans cette image, cette sensation que l'on retient en refermant le livre, le tout est supérieur à la somme des parties. Nous sommes un, et nous sommes tous. Une merveille. »


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