- Le Poisson Volant
Entretien avec Manuela Gonzaga

LPV : Manuela Gonzaga, votre partenariat avec Le Poisson Volant a commencé avec la traduction en français de votre biographie romancée « Isabelle de Portugal, l’Impératrice ». Était-ce votre première expérience dans le domaine de la biographie ? Comment en êtes-vous arrivée à écrire ce livre, et comment sa rédaction s’est-elle déroulée ?
M.G. : Isabelle de Portugal, l’Impératrice est ma troisième biographie ; comme toutes les autres, elle s’est imposée aux livres que j’avais déjà envie ou prévu d’écrire.
J’ai consacré ma première biographie à António Variações, une icône pop portugaise disparue bien trop tôt, en 1984. Je l’ai connu personnellement, j’ai eu l’occasion plusieurs fois de l’interviewer, et j’ai pleuré sa mort à l’instar du pays tout entier. Puis je me suis lancée dans la biographie d’une autre femme extraordinaire, Maria Adelaide Coelho da Cunha, Doida não e não!, qui s’est enfuie de chez elle (un palais lisboète) en 1920 avec son chauffeur, plus jeune que son propre fils. Elle a été arrêtée, envoyée dans un asile de fous, à Porto, et condamnée à la réclusion à perpétuité en tant que « folle lucide » par les plus importantes sommités de l’époque dans le domaine, comme Egas Moniz et le très réputé psychiatre Júlio de Matos. Elle a réussi à s’enfuir et à leur échapper… Et à rester auprès de son amour, Manuel Claro, jusqu’à la fin de ses jours. Après des péripéties des plus rocambolesques.
Quant à « notre » Impératrice, qui a reçu de la part du Poisson Volant la traduction française qu’elle méritait, tout a commencé en l’an 2000. Lors d’un voyage en Espagne, je me suis rendue sur tous les lieux qu’elle avait fréquentés au cours de sa lune de miel et j’en ai appris un peu plus sur cette femme magnifique. J’ai rassemblé des sources bibliographiques la concernant, tout en étant consciente que ce serait un travail de très longue haleine. Au fond de moi, je pensais remettre ce projet aux calendes grecques, lorsque j’aurai beaucoup plus de temps libre et beaucoup d’autres romans publiés. Mais un jour, cela a été plus fort que moi, et j’ai été comme « obligée » de prendre la plume. Trois années d’un travail intense, sans compter tout ce que j’ai laissé de côté entre temps. Dans le fond, le défi était de raconter en termes scientifiques (c’est-à-dire en me fondant sur des sources crédibles de tous genres, des études, etc.) l’histoire de la vie d’une femme extraordinaire, une infante portugaise, fille préférée de notre bienheureux roi Dom Manuel I. Une femme qui a tenu les rênes du pouvoir, mais qui ne le désirait pas même si elle l’exerçait avec une méticuleuse perfection, conformément aux directives, aux règles, et aux instructions de son mari, l’empereur Charles Quint. Une femme passionnément amoureuse, qui revêtait ses habits de deuil lorsque son mari partait traiter « d’importantes affaires » (guerres et autres réjouissances), qui a marqué l’histoire par sa réputation de « plus belle femme de son époque », et qui exultait comme une jouvencelle lorsqu’il revenait en Espagne pour se jeter dans ses bras. D’après l’historien, professeur, et romancier João Paulo Oliveira e Costa, mon Isabelle de Portugal, l’Impératrice constitue « une nouvelle manière de faire l’Histoire ». Pour cette raison, nombreux sont ceux qui qualifient ce travail de « roman ». Signe que j’arrive ainsi à transmettre ce savoir à un très vaste éventail de lecteurs, sans pour autant manquer aux règles de l’art, auxquelles je suis, dans l’écriture d’une biographie, absolument fidèle.
Il me reste juste à ajouter que ces trois biographies ont rencontré un grand succès auprès du public. Maria Adelaide est restée plusieurs semaines dans le top des ventes et a été honorée de sept éditions ; un succès légèrement plus important que celui de notre impératrice au Portugal qui, naturellement, grâce à son internationalisation, l’a largement dépassée.
LPV : On peut également décrire « Mozambique : pour que ma mère se souvienne » comme un roman biographique, même s’il s’agit plus de sauvegarder les souvenirs de votre mère. Quels ont été vos motivations et les obstacles auxquels vous avez été confrontée dans cette nouvelle aventure ?
M.G. : Au début, ce livre n’était qu’un ensemble d’histoires que j’avais voulu mettre sur le papier, pour pallier la solitude de ma mère, prise au piège de la perte de mémoire. Les années que nous avons passées au Mozambique sont les plus heureuses de sa vie, et je lui racontais les toutes les péripéties incroyables qui nous ont entrainés là-bas. Que mes frères et sœur et moi sachions, notre mère a été la seule femme à partir avant, et sans, son mari. Notre père est resté sur le quai ; il nous faisait signe et retenait tant bien que mal ses larmes dans ces adieux.
Un jour, je me suis dit qu’il fallait que je mette tous ces souvenirs par écrit. Comme elle oubliait tout, à chaque fois qu’elle lirait mes histoires, elle ressentirait la même joie. Et à un moment donné, c’est elle qui m’a demandé de publier ce que je n’écrivais que pour elle. Le plus grand obstacle, pour moi, a été d’aller beaucoup plus loin et beaucoup plus en profondeur pour retrouver un passé collectif qui ne ressemble en rien à ce qu’on nous a raconté. Ni à ce que nombre d’entre nous croient encore et toujours. Ce voyage, au cours duquel je me mets également à nu, a été émouvant et douloureux, mais fascinant. Je me suis vue dans le miroir d’une ignorance sans fond, imposée et dirigée, qui nous écrasait comme une masse, et chacun en particulier. J’ai fait ce pèlerinage dans le passé en toute honnêteté. Et entre autres, c’est ce qui m’a poussé à écrire. Par-dessus tout, je voulais faire honneur à ma mère, à notre histoire, et à notre vie ; mais en la regardant à travers différents prismes.
LPV : Laissons de côté votre don quasi naturel pour l’écriture. Serait-il faut de penser que cette expérience africaine a également provoqué une volonté, un besoin presque viscéral d’écrire, non seulement pour ne pas oublier, mais surtout pour raconter ?
M.G. : Aujourd’hui encore je ne comprends pas exactement, je ne saisis pas bien toute la portée de l’héritage africain qui coule dans mes veines ; il est trop immense, trop puissant, et trop enchanteur. Je crois qu’il émerge surtout, d’une manière ou d’une autre, dans chacun de mes livres. Mais pour ce qui est du besoin viscéral d’écrire, oui, je le ressens depuis que j’ai commencé à écrire, au Portugal. À Porto, plus précisément, dans ma ville natale. Je ne suis partie au Mozambique qu’à douze ans.
LPV : Journaliste et historienne, en d’autres termes responsable de la diffusion du savoir, et maintenant écrivain, créatrice de mondes nouveaux. Quelle a été votre expérience d’écriture la plus marquante, la plus exigeante ? Et quels sont les points communs de ces activités ?
M.G. : Le point commun le plus évident, c’est le fait même d’écrire. Lorsque j’ai commencé ma carrière de journaliste, il y avait une chaîne de transmission du savoir au sein des rédactions. Ces dernières attiraient tout ce que la société rassemblait de plus intéressant en termes de pensée et d’expression écrite. J’ai travaillé pour un magazine, Notícia de Angola, par exemple, qui comptait parmi ses collaborateurs le grand Herberto Hélder. Ensuite, tout n’était que partage. Nous nous lisions nos textes les uns aux autres, avant publication. Il régnait une grande générosité : nous applaudissions sans réserve ce qui nous plaisait et, d’une certaine manière, nous étions un groupe soudé. Nous étions tous du même côté : contre la censure. Contre un certain état des choses. Si je me souviens bien, nous voulions presque tous devenir écrivain, poète, etc. Je savais que je ne serais pas journaliste toute ma vie ; dès que j’en aurais l’occasion, je me consacrerais à l’écriture à temps plein, ou simplement partiel s’il le fallait. De mon point de vue, l’écriture, plus solitaire, est plus exigeante et plus satisfaisante. Du moins pour moi.
LPV : Avec vos derniers livres « Shéhérazade, la dernière nuit » et la série du monde d’ « André », vous avez surpris vos lecteurs avec de nouveaux succès dans les domaines de l’essai poétique, ou presque, sous forme de roman, et de la littérature jeunesse. Quels sont vos nouveaux projets ?
M.G. : Je suis très impliquée dans un roman qui se passe je ne sais pas très bien quand, dans une géographie que je maîtrise mal. Disons que c’est une géographie que j’identifie à travers des noms archaïques, qui se révèle au fur et à mesure à mes sens et à mon regard. C’est une géographie orientale. Je pars d’une légende, que j’ai inventée, vers une réalité que je m’invente pour moi. Les personnages qui apparaissent sont si intenses, même ceux qui ne le sont pas tant que cela, que j’ai l’impression de les connaître depuis toujours. En outre, j’ai déjà une petite idée de ce que sera le prochain « André » ; et je prépare, avec deux autres historiens, un essai sur l’Inquisition au Brésil, qui est resté dans nos tiroirs depuis de nombreuses années. Et enfin, encore un roman, qui était déjà en cours lorsque celui-ci a pris le dessus.
LPV : Nous connaissons maintenant un peu mieux l’écrivain. Dans un tout autre domaine, vous faites partie de l’entrée historique du PAN (Personnes-Animaux-Nature) au Parlement portugais. Que pouvez-vous nous dire sur cet engagement politique ? Et quelle énergie !
M.G. : C’est l’expérience la plus effrayante de toute ma vie. Je n’ai jamais eu d’ambitions politiques. Je n’ai jamais rêvé d’obtenir la moindre fonction que ce soit. Jusqu’au PAN, je n’ai jamais été affiliée à un parti. Mon rêve le plus constant a toujours eu trait à l’écriture. Être connue en tant qu’écrivain est la conséquence naturelle et désirable de mon travail, qui me réjouit et m’honore, et que je suis capable d’affronter, ne serait-ce que parce que c’est quelque chose de réparti dans le temps ; mais le PAN avait besoin d’une visibilité qui nous permettrait d’avoir au moins un député au parlement, et la course à la présidence était une excellente tribune pour faire parler de nous et de notre projet.
Rédiger notre Manifeste (pour lequel je n’ai reçu aucune aide) a été irréel, car ici la réalité dépasse à tel point la fiction que cela me faisait presque tourner la tête. Aujourd’hui encore, j’y souscris pleinement, dans ses principes et ses objectifs que j’ai soutenus dans des interviews et lors de rencontres et meetings, ainsi que lors de la très modeste campagne électorale que nous avons menée, malgré tout, en différentes régions du pays. Avec toute la joie d’avoir contribué à faire entrer un député au parlement. C’est cela, être activiste. Occuper le devant de la scène, et être un visage et une voix, chaque fois que nécessaire.
LPV : Merci !
C’est moi qui vous remercie !
Quelques œuvres de Manuela Gonzaga :
En portugais :
Xerazade, a última noite, 2015, Lisboa, Bertrand
Moçambique para a Mãe se Lembrar como Foi, 2014, Lisboa, Bertrand
Imperatriz Isabel de Portugal, 2012, Lisboa, Bertrand
Maria Adelaide Coelho da Cunha: «Doida não e não!», 2009, Lisboa, Bertrand (toujours inédit en français)
Meu Único Grande Amor: Casei-me!, 2007, Bertrand e Círculo de Leitores (toujours inédit en français)
António Variações, Entre Braga e Nova Iorque, 2006, Âncora (toujours inédit en français)
Jardins Secretos de Lisboa, 2000, ed. Âncora (toujours inédit en français)
Coleção «O Mundo de André» 2017, Lisboa, Bertrand: André e o Segredo dos Labirintos, 2010, Lisboa, Oficina do Livro; André e o Lago do Tempo, 2008, Lisboa, Oficina do Livro, (2ª ed. 2009); André e a Esfera Mágica, 2006, Lisboa, Oficina do Livro (3ª ed. 2010) (toujours inédits en français)
En français avec Le Poisson Volant
Isabelle de Portugal, l’Impératrice, 2014
Mozambique : pour que ma mère se souvienne, 2014
Shéhérazade, la dernière nuit, 2015
Cf. Oliveira e Costa, Dom Manuel I : un prince de la Renaissance, éd. Le Poisson Volant, 2017.
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