- Le Poisson Volant
Shéhérazade, la dernière nuit - Expérience de traduction
"Expérience", ce n'est pas peu dire !
Traductrice littéraire et éditrice depuis de nombreuses années, j'écris régulièrement des petits commentaires, voire des synopsis des œuvres que je publie. Mais "Shéhérazade, la dernière nuit", de Manuela Gonzaga, reste une expérience particulière.
C'est la première fois que je traduisais sans comprendre ce que je lisais. Si, une fois peut-être cela m'était-il arrivé dans un rapport d'erreur de centrale thermique, mais jamais dans un roman, jamais dans un conte.
Honnêtement. J'ai travaillé sur les deux trois premiers chapitres en apnée totale, dans le flou artistique le plus complet. la langue était claire, le style fluide et facile à suivre et à restituer. Mais le sens ? Tout ça n'avait ni queue ni tête !
J'ouvrais mon ordinateur le matin, une main sur ma tasse de café brûlant, à la recherche d'un peu de réconfort avant ce grand moment de solitude qui m'attendait : enchaîner les mots sans vraiment faire de phrases. Enfiler des perles, sans trouver le fil.
et je ne pouvait décemment pas m'épancher auprès de l'auteur qui semblait avoir vécu une expérience mystique et profondément personnelle avec l'écriture de ce livre.
Alors quoi ? J'étais condamnée, c'était une histoire entre le livre et moi. Ou je rentrais dedans toute seule, ou personne ne viendrait m'ouvrir la porte.
Rien de surprenant alors aux critiques de cette œuvre : certains courageux ont tenu dix pages avant d'abandonner ; d'autres y sont revenus inlassablement nuit, cherchant dans l'intimité de l'obscurité une sorte de clé lumineuse ; et d'autres encore n'ont pas survécu au quatrième de couverture.
Et puis, il y a ceux qui ont eu une révélation. D'autant plus puissante peut-être que ce petit livre sans prétention ne paie pas de mine. Une "révélation", il n'y a pas d'autres mots pour saisir cette exaltation joyeuse et encore une fois si personnelle. Quelque chose d’inexplicable dans le détail, alors autant y aller chacun de son superlatif.
Voilà le "problème" auquel je me suis retrouvée confrontée au moment de publier mes propres lignes sur ce livre. J'y suis probablement allée un peu fort, mais quand on aime, on ne compte pas.
Plus j'y pense, maintenant, plus je me dis que cette exercice m'a ramenée sur les traces d'une expérience que j'avais déjà faite avant : en apprenant une langue étrangère. Quand le corps et l'âme résistent de toutes leurs forces, crient, pleurent, cognent contre les murs, hurlant de détresse qu'ils veulent rentrer à la maison. Quand l'être tout entier, d'un coup (en fait, au compte-gouttes, mais le choc fait que c'est "d'un coup"), quand il vibre au rythme d'une autre musique, résonne à un autre niveau. Quand il se laisse absorbé, aspiré, et emporté par un autres univers, si différent et si familier, parce qu'on n'est déjà plus vraiment celui d'avant. Un voyage à l'autre bout de soi, où aucune frontière n'est véritablement la dernière.